Article original d’Isabelle Langlois, paru dans Votre Quartier, le webzine du Quartier de l’innovation.

Architecture sans frontières Québec (ASF Québec), le bras humanitaire de l’Ordre des architectes du Québec, a déménagé depuis mars dernier au « Projet Young », dans le quartier Griffintown. Cette initiative d’occupation transitoire des bâtiments vacants, issue d’un partenariat entre la Ville de Montréal, l’organisme Entremise, la Fondation McConnell et la Maison de l’innovation sociale (MIS) abrite sous son toit une quinzaine d’autres organismes engagés dans la communauté. La MIS, qui est aussi partenaire du Sommet de Montréal sur l’innovation qui aura lieu le 23 mai prochain, accompagne ces organisations dans le développement et le déploiement de leurs initiatives d’innovation sociale, comme celle que l’équipe d’ASF Québec expérimente depuis quelques années : Matériaux sans frontières.

En parallèle des programmes que développe ASF pour aider des communautés dans le besoin au Québec ou à l’international, Matériaux sans frontières conjugue action humanitaire et économie circulaire. L’architecture étant intimement liée à l’utilisation de matériaux dans le processus de conception, l’organisation cherche avec ce programme à mobiliser des ressources matérielles pour les redistribuer au bénéfice de leurs actions.

« On a identifié les dons et la récupération de matériaux comme une opportunité stratégique de développement. Qu’il s’agisse de matériaux neufs issus du milieu manufacturier ou de composantes usagées issues de la démolition, leur acquisition permet d’initier des projets avec une économie de ressources et d’agir comme un levier de financement », explique Bruno Demers, le directeur d’Architecture sans frontières Québec.

Par exemple, il y a quelques années, ASF a rénové plusieurs maisons de la communauté hors-réserve de Kitcisakik. Au lieu de faire une levée de fonds de plusieurs milliers de dollars pour acheter les matériaux, beaucoup de ceux-ci leur ont été donnés, tout simplement. Les donateurs reçoivent en échange un reçu de charité, un principe au cœur de ce modèle d’affaires. « Pour les manufacturiers, il y a évidemment un avantage fiscal à recevoir un reçu de charité. De plus, leur bonne action permet d’écouler de leur inventaire des matériaux avec des défauts mineurs, sans coût de gestion des matières résiduelles. Ils peuvent aussi se vanter de travailler au niveau de la responsabilité sociale de leur entreprise en s’engageant dans des projets communautaires ou humanitaires. »

Le projet est encore à une phase exploratoire, mais les possibilités de développement sont particulièrement prometteuses. Un entrepôt permettrait par exemple à ASF d’accepter des dons spontanés, même si aucun projet nécessitant le type de matériaux n’est en cours. À terme, le programme pourrait prendre la forme d’un service d’économie sociale rentable où l’organisation recevrait des dons pour les redistribuer dans des projets bénéficiaires ou les revendre pour financer ses opérations. Ce genre de modèle d’affaires constitue une économie florissante aux États-Unis. On retrouve des dizaines de centres comparables fonctionnant selon cette stratégie d’approvisionnement charitable, comme The ReBuilding Center, à Portland en Oregon, un centre de réemploi de matériaux et de déconstruction de maisons.

La filière de la déconstruction est également dans la mire d’ASF. L’année dernière, l’organisation a réalisé un projet unique au Canada en rendant possible une déconstruction immobilière grâce à la stratégie du reçu de charité. Au lieu d’opter pour une démolition classique, la propriétaire d’une grange patrimoniale a décidé de la faire démanteler par Matériaux récupérés de Portneuf, un entrepreneur en déconstruction qui collabore avec ASF. Même si le coût était plus élevé que de tout jeter, le don des matériaux issus de la déconstruction lui a valu un reçu de charité égal à leur valeur marchande et admissible à un crédit d’impôt. L’organisation a ensuite redonné les matériaux pour appuyer la rénovation du Bâtiment 7, un projet communautaire qui vient d’ouvrir ses portes à Pointe-Saint-Charles. « En plus de faire un geste écologique et socialement responsable tout en aidant une organisation humanitaire comme la nôtre, il s’agît d’une solution économiquement intéressante pour les donateurs », fait remarquer le directeur général.

Au Québec, il y a un immense marché de la démolition où les matériaux sont détruits et leur valeur perdue. La plus grande partie est recyclée, mais leur réemploi reste extrêmement faible. Avec de bonnes pratiques de déconstruction et de démantèlement, on récupère les composantes dans leur valeur structurelle. « On a plus de 13 millions de tonnes de déchets au Québec et environ 40% proviennent de la construction. Là-dedans, il y a beaucoup de composantes qui pourraient être réutilisées, revendues et valorisées dans l’économie québécoise, ce qui est peu le cas en ce moment. Le don charitable est certainement une stratégie pouvant provoquer une transformation dans ce secteur. »

Le potentiel de ce modèle d’affaire socialement innovant est à l’origine du partenariat entre ASF et la MIS, qui a comme mission de réduire les obstacles qui se dressent entre une idée à impact social positif et sa mise en œuvre. Afin de les aider à aller au bout de leur ambition, la Maison de l’innovation sociale a invité ASF à déménager dans le Projet Young et fournira à cette dernière un accompagnement sous forme de conseil stratégique, de référencement et d’intégration comme partenaire dans ses initiatives. « Nous ne sommes pas des professionnels du démarrage d’entreprise, nous faisons d’abord du travail humanitaire. L’appui de la MIS est donc essentiel pour planifier notre développement et nous mettre en lien avec les bons acteurs. » C’est également dans cette optique que la MIS s’est jointe à la programmation du Sommet de Montréal sur l’innovation, qui a comme objectif cette année d’accroître le potentiel de collaboration dans la métropole dans le but de générer le plus d’impact social possible.

Même si ASF est bien placée pour propulser Matériaux sans frontières, leur solution pourrait aussi être mise en œuvre par d’autres organismes de bienfaisance. « Si on regarde le programme du point de vue de l’innovation, du développement durable et social, c’est un beau modèle qui mériterait d’être répliqué à l’échelle du Québec et du Canada, pour faire en sorte qu’au lieu de créer des déchets, on crée des opportunités de développement socioéconomique », conclut Bruno Demers.

Grâce au soutien de la Maison de l’innovation sociale, Matériaux sans frontières aura la chance de participer au Sommet de Montréal sur l’innovation qui a pour thème Entrepreneuriat + Impact social: accroître le potentiel de collaboration dans la métropole.